Résistance au régime soviétique en Estonie 1940-1991

Le 20 août 2021, 30 ans se sont écoulés depuis la réinstauration de l’indépendance de l’Estonie. Avant cela, l’Estonie a été occupée pendant plus d’un demi-siècle : par l’Union soviétique la plupart du temps, mais aussi par l’Allemagne durant trois ans lors de la Seconde Guerre mondiale.

Comme la Lettonie et la Lituanie, l’Estonie a été occupée par l’Union soviétique en été 1940. L’incorporation des pays baltes dans la sphère d’influence soviétique a été convenue par Viatcheslav Molotov, commissaire du peuple aux Affaires étrangères de l’U.R.S.S, et Joachim von Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères du Reich. Le 23  août 1939, ils ont signé un pacte de non-agression entre leurs deux pays, qui comprenait un protocole secret divisant l’Europe de l’Est en leurs sphères d’influence respectives. Cette journée a été commémorée 50  ans plus tard, le 23  août 1989, lorsque les nations baltes ont attiré l’attention internationale avec la Voie balte : près de 2 millions de personnes ont manifesté pacifiquement, en formant une chaîne humaine de 687 kilomètres longue, s’étendant de Tallinn, en Estonie, à Vilnius, en Lituanie dans le but d’attirer l’attention sur l’injustice de l’occupation soviétique qui avait durée un demi-siècle et ses dizaines de milliers de victimes. La date du 23 août est désormais commémorée comme la Journée européenne du souvenir.

En Estonie, la résistance à l’occupation a commencé immédiatement en 1940. Des candidats de l’opposition ont, par exemple, été nommés pour les élections parlementaires fantoches organisées en juillet 1940. Il s’agissait là d’une désobéissance civile sans effusion de sang, mais en été 1941, lorsque la Seconde Guerre mondiale a atteint l’Estonie, une résistance armée a également vu le jour. Les déportations du 14 juin 1941 ont amené des hommes et des femmes à chercher refuge contre la persécution et la terreur soviétiques en fuyant vers les forêts. Les unités locales se sont formées et malgré une pénurie d’armes, les partisans, connus sous le nom de « frères de la forêt », ont pu prendre le pouvoir dans de nombreuses régions du sud de l’Estonie et hisser des drapeaux estoniens avant l’arrivée des troupes allemandes.

En été 1941, les autorités d’occupation allemandes ont refusé la demande des Estoniens de réinstaurer leur indépendance. Ils ont également refusé de la reconnaître lorsque Jüri Uluots, le dernier Premier ministre, agissant dans le rôle du président de l’Estonie, a chargé son adjoint, Otto Tief, de former un gouvernement estonien en septembre 1944. Un gouvernement estonien a été formé, mais seulement en exil, en Suède. La plupart des pays occidentaux ont refusé de reconnaître officiellement l’occupation soviétique des pays baltes. Ainsi, dans de nombreux pays, les institutions diplomatiques de la Lettonie, de la Lituanie et de l’Estonie ont continué à fonctionner. 

Après le retour de l’Armée rouge et des autorités soviétiques, en automne 1944,  la résistance armée des frères de la forêt se poursuit, et a persisté, par endroits, jusqu’au début des années 1950. Les forces de sécurité soviétiques ont arrêté des milliers de personnes. La culmination de la persécution et de la terreur de masse était la déportation de plus de 20 000 personnes en 1949. La plupart d’entre elles étaient des femmes, des enfants ou des personnes âgées. C’est alors que la force des frères de la forêt a commencé à faiblir à cause du désespoir ­— ils n’avaient aucun espoir d’aide étrangère ni d’équipement. Les déportations et l’élimination des fermes privées avaient détruit leurs derniers bastions qui étaient cruciaux dans le climat estonien, où on a besoin d’un foyer sûr pour se cacher. Les frères de la forêt agissaient en petits groupes, n’ayant pas ou très peu de contacts avec les autres unités. Il s’agissait d’une résistance spontanée au nom de la liberté nationale. Plus de la moitié d’entre eux ont été arrêtés par les forces de sécurité soviétiques et 10 % ont été tués pour avoir protégé leur pays. 

La résistance n’a cependant pas cessé. Dans de nombreux endroits, les étudiants ont formé des sociétés secrètes. Celles-ci ont défié le régime soviétique avec des activités pro-estoniennes, comme le hissage du drapeau national interdit ainsi que d’autres actions démontrant leur rejet des forces d’occupation et leur désir de réinstauration de l’indépendance de l’Estonie. Beaucoup d’entre eux ont été condamnés à 10 voir 15 ans d’emprisonnement dans des camps de prisonniers soviétiques.

Dans les années 1960 et 1970, le mouvement dissident prend de l’ampleur. Cependant, contrairement aux dissidents en Russie, qui s’opposaient au régime pour ce qu’il était, les dissidents des pays baltes visaient surtout à attirer l’attention sur l’illégalité de l’occupation de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie et à exiger le rétablissement de l’indépendance de leurs pays. Ils critiquaient publiquement le régime communiste et reproduisaient des publications de fortune censurées et clandestines (samizdat), souvent à la main, et transmettaient les documents de lecteur en lecteur, communiquant ainsi autant que possible des informations sur les crimes communistes au monde libre. La pratique de la reproduction manuelle était répandue car les machines à écrire et les appareils d’impression nécessitaient un enregistrement officiel et une autorisation pour y accéder. Aussi ridicule que cela puisse paraître pour cette activité, les dissidents ont souvent été condamnés à environ 5 ans d’emprisonnement dans des camps de prisonniers ou enfermés dans des hôpitaux psychiatriques, une autre méthode de répression en Union soviétique.

À la fin des années 1970, la société soviétique a commencé à montrer de plus en plus de signes de déclin. Pour les Estoniens, l’afflux apparemment incontrôlé de personnes non estonophones en provenance d’autres parties de l’U.R.S.S était devenu un problème de plus en plus grave. Il en allait de même pour la russification — la pression pour passer à une administration russophone dans de nombreux domaines de la vie. Les émeutes semi-spontanées des lycéens et étudiants de Tallinn en automne 1980, brutalement réprimées par les forces de l’ordre, poussent quarante intellectuels à écrire une lettre ouverte de protestation. Connue sous le nom de « Lettre des 40 », elle a été envoyée aux principaux journaux d’Estonie et de Moscou. Ceux-ci, bien évidemment, ne l’ont pas publiée. Cependant, ce texte a fait son chemin à l’étranger et a également été diffusé secrètement en Estonie. Les signataires de la lettre n’ont pas été emprisonnés, mais beaucoup n’ont plus été autorisés à continuer à travailler dans leurs domaines. En conséquence, l’Union soviétique est devenue bien connue pour avoir des travailleurs manuels avec une éducation extrêmement élevée.

Les communautés de réfugiés ont joué un rôle important en maintenant l’attention internationale concentrée sur la lutte pour la liberté des nations baltes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des dizaines de milliers de personnes avaient fui les pays baltes pour l’Occident — initialement dans l’espoir de pouvoir revenir peu après. Ils ont informé les gouvernements et les résidents de leurs pays d’accueil ainsi que les organisations internationales de la situation dans laquelle se trouvaient les territoires occupés et ont appelé à la poursuite de la non-reconnaissance de l’occupation. Ils ont également maintenu leurs cultures nationales en apprenant à leurs enfants la langue et la culture de leurs pays. Après avoir retrouvé leur indépendance, ils ont soutenu le retour de leur patrie dans le monde occidental et une séparation définitive de la sphère post-soviétique.

Cette lutte fût couronnée de succès en 1991. Les Estoniens ont réinstauré leur indépendance. Mais l’histoire n’a pas fini là : tous les Estoniens doivent continuer à travailler chaque jour pour maintenir cette indépendance et cette liberté.

La guerre d’été

En été 1940, la République d’Estonie fut occupée par l’Union soviétique. En 1941, environ 10 000 hommes, femmes et enfants furent déportés contre leur gré d’Estonie en Sibérie. La plupart des hommes ont été envoyés dans des camps de prisonniers du Goulag tandis que les femmes et les enfants ont été soumis à une réinstallation forcée. La guerre entre l’U.R.S.S et l’Allemagne, qui a commencé le 22 juin 1941, a entraîné une révolte spontanée contre les autorités soviétiques. Au milieu de la terreur soviétique en cours, l’Allemagne, qui avait été jusque-là l’ennemi historique, était désormais considérée comme un libérateur. Les gens se sont cachés dans les forêts et ont formé des groupes de partisans armés, connus sous le nom de « frères de la forêt » ; leurs attaques dans les bastions de l’Armée rouge avaient pour but de saper le moral de l’ennemi. Les partisans détruisaient des ponts et des lignes de communication et attaquaient de petites unités militaires soviétiques, mais les attaques principales étaient dirigées contre les représentants de la domination soviétique et leurs institutions. La prise de pouvoir a pu être faite avant l’arrivée des troupes allemandes dans plusieurs municipalités.

 

Des guides, des espions et des interprètes estoniens ont fourni un soutien aux unités de l’armée allemande. Des milliers d’hommes ont combattu, non seulement en tant que maquisards, mais aussi en tant que membres des compagnies et bataillons estoniens formés sous les divisions allemandes. Pour l’Allemagne, la guerre était une guerre allemande sur le front de l’Est ; ainsi, les volontaires locaux n’ont pas été reconnus comme alliés en 1941 et ont été dissous après la prise de contrôle allemande. Les unités des frères de la forêt ont été constituées en Omakaitse (« L’autodéfense »), une sorte de milice auxiliaire. Son rôle était de maintenir l’ordre en Estonie lors de la guerre derrière les lignes de front allemandes, et cela a continué à être sa mission après l’occupation de l’Estonie.

Les frères de la forêt du sud du comté de Pärnu, qui sont arrivés à Pärnu le 8 juillet 1941 avec l’avant-garde allemande. Certains frères de la forêt portent l’uniforme de la Ligue de défense, dont l’activité a été interdite après l’occupation de l’Estonie en été 1940, tandis que d’autres portent un brassard de cette même ligue en guise d’insigne.

La compagnie bénévole des frères de la forêt du capitaine Karl Talpak, qui a combattu sous la division allemande l’été 1941. La photo a été prise le 28 août 1941. Ce jour-là, Tallinn est tombée aux mains des Allemands.

Ruines d’une ferme à Kautla. Un couple qui vivait dans celle-ci et aidait les frères de la forêt y a été tué par représailles, et la ferme a été incendiée par un bataillon d’extermination du ministère de l’Intérieur de l’Union soviétique le 31 juillet 1941. En juillet et août 1941, l’un des plus grands groupes des frères de la forêt estoniens opérait dans la région de Kautla ; il a été formé par le groupe de renseignement estonien ERNA, envoyé de Finlande. ERNA, un groupe de reconnaissance à longue portée, était une unité de l’armée finlandaise composée de volontaires estoniens qui remplissait des fonctions de reconnaissance en Estonie derrière les lignes de l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. L’unité a été formée par le renseignement militaire finlandais avec l’aide du renseignement militaire allemand pour les opérations de reconnaissance.

Faits intéressants

L’été 1941, des centaines de soldats et d’officiers du 22e corps de fusiliers estonien de l’Armée rouge et des gardes-frontières de la frontière estono-lettone ont déserté leurs unités et ont rejoint les frères de la forêt. Juste après l’occupation du pays, le 22e corps de fusiliers a été formé de soldats et d’officiers de l’armée estonienne, qui avait été dissoute en 1940. Le 22e corps a donc été placé sous l’autorité d’officiers et de dirigeants politiques de l’Armée rouge. Les gardes-frontières estoniens avaient été laissés pour garder la frontière avec la Lettonie même après l’incorporation de l’Estonie et de la Lettonie à l’U.R.S.S.

Le 10 août 1941, le dernier Premier ministre de la République d’Estonie, Jüri Uluots, informa les autorités d’occupation allemande au nom de la République d’Estonie que l’Estonie était disposée à participer en tant qu’alliée à la lutte contre le bolchevisme. Les Allemands n’ont pas répondu à la proposition.

L’été 1941, les unités des frères de la forêt comptent jusqu’à 12 000 combattants, dont environ 4 000 participent aux combats. Environ 800 frères de la forêt sont morts ou ont été portés disparus pendant la guerre d’été en 1941.

Continuité juridique et la politique de non-reconnaissance

La République d’Estonie a été réinstaurée en 1991 sur le principe de la continuité juridique. L’Estonie est la même république qui a été créée le 24 février 1918 et a été occupée par l’U.R.S.S en été 1940. Dès le 23 juillet 1940, le sous-secrétaire d’État américain Sumner Welles a déclaré que les États-Unis ne reconnaissaient pas l’occupation et l’annexion des pays baltes. Après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des démocraties occidentales ont rejoint la politique de non-reconnaissance de l’occupation soviétique.

En automne 1991, les pays occidentaux reconnaissent la réinstauration de l’indépendance de l’Estonie et rétablissent les relations diplomatiques avec l’Estonie. De 1940 à 1991, les missions étrangères estoniennes aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans certains autres pays ont maintenu la continuité juridique de l’Estonie. Le gouvernement estonien en exil fonctionnait avec le Premier ministre dans le rôle du président de la République. En octobre 1992, le dernier Premier ministre en exil, Heinrich Mark, faisant fonction de président de la République, cède son autorité à Lennart Meri, qui est élu président sur la base de la nouvelle constitution adoptée à l’été 1992.

Jüri Uluots (à gauche), Premier ministre dans le rôle du président de l’Estonie.
Otto Tief (sur la droite), Premier ministre par intérim du dernier gouvernement estonien.

Le soir du 18 septembre 1944, Jüri Uluots charge Otto Tief de former un gouvernement: « Les Allemands se retirent d’Estonie. Il est temps d’agir ! Rassemblez les membres du gouvernement et mettez-vous au travail. »

Riigi Teataja (Journal officiel) n° 1, 1944 : Le Premier ministre, agissant en tant que président de la République, Jüri Uluots, nomme le gouvernement de la République d’Estonie.

Les membres du gouvernement estonien en exil en 1953, après que le Premier ministre August Rei, dans son rôle de président, eut nommé le gouvernement. Première rangée, de gauche à droite : Johannes Sikkar, August Rei, Aleksander Warma. Rangée arrière, de gauche à droite : Mihkel Truusööt, Tõnis Kint, Heinrich Mark.

Lennart Meri, président de la République d’Estonie, 1992-2001, s’exprimant lors de l’ouverture du mémorial aux victimes de l’occupation soviétique au cimetière d’Iisaku, 1993.

Heinrich Mark prononçant un discours à l’Assemblée nationale (Riigikogu) à Tallinn, 1992.

Faits intéressants

Pour protester contre l’invasion de l’Afghanistan par l’armée soviétique, 28 pays ont boycotté les Jeux olympiques de Moscou de 1980 et 16 autres pays ont concouru sous le drapeau olympique au lieu de leur drapeau national.

Tallinn était le lieu de la régate de voile pour les Jeux olympiques de Moscou. Les Jeux olympiques, avec leurs idéaux de paix et d’amitié, se sont donc tenus en territoire occupé. Cela signifiait que les pays qui envoyaient des athlètes en Estonie reconnaissaient implicitement la domination soviétique sur l’Estonie. Par conséquent, certains pays ont boycotté la régate de Tallinn. Quelques autres pays, comme l’Espagne, ont concouru à Moscou sous leur drapeau national, mais à Tallinn uniquement sous le drapeau olympique.

Les « frères de la forêt »

Les frères de la forêt étaient des personnes faisant partie d’une résistance clandestine armée. Des hommes et des femmes se cachaient dans des bunkers construits dans des forêts et des tourbières, ou dans des fermes situées dans des zones peu peuplées et attaquaient des responsables et des agents de sécurité soviétiques, ainsi que des membres actifs du parti communiste. Après la Seconde Guerre mondiale, des milliers d’autres personnes se sont cachées des autorités soviétiques par crainte d’être persécutées, mais n’ont pas participé à la résistance armée. Au total, il y avait jusqu’à 15 000 frères de la forêt et des personnes qui se cachaient à divers moments.

La plus grande organisation de frères de la forêt était la Ligue pour la lutte armée, (Relvastatud Võitluse Liit, 1946–1949). Des affrontements armés entre les frères de la forêt et les forces de sécurité soviétiques se sont produits fréquemment jusqu’au milieu des années 1950 ; des affrontements mineurs ont également eu lieu plus tard. De nombreuses personnes sont restées cachées pendant des décennies. Le dernier frère de la forêt était August Sabbe, qui a été tué lors de son arrestation en 1978, lorsqu’il fut surpris en train de pêcher près de sa maison natale.

Frère de la forêt Jaan Roosi devant la porte du bunker de Põrgupõhja. Le bunker de Põrgupõhja était le siège de l’organisation de résistance nationale connue sous le nom de la Ligue pour la lutte armée jusqu’à ce qu’il soit détruit lors d’un raid le 31 décembre 1947. La plupart des membres de l’unité se sont échappés, mais les soldats de la sécurité soviétique ont abattu Jaan Roosi et Asta Jõesaar, qui ont été les derniers à quitter le bunker, près de la porte de celui-ci.

La tombe d’Eduard Holm, un frère de la forêt décédé lors de la bataille du bunker de la forêt de Tapiku dans le comté de Jõgeva le 21 octobre 1948. Les forces de sécurité ont laissé le corps derrière eux, il a ensuite été enterré par ses compagnons. Sa femme, Elfriede Holm, se tient à côté de sa tombe.

Le groupe d’Ülo Aeltermann était connu pour sa discipline et sa pratique régulière du tir.

Les frères de la forêt avaient besoin de nourriture et de munitions. Pour les obtenir, ils avaient besoin de plus que du simple soutien des agriculteurs. Des magasins soviétiques, des bureaux publics et des cibles similaires ont également été cambriolés. Le groupe du légendaire frère de la forêt de Võrumaa Jaan Roots compte de l’argent après un vol. Jaan Roots a été tué lors d’un raid le 6 juin 1952, avec presque tous ses camarades.

Un frère de la forêt inconnu qui pêche, années 1950.

Après chaque raid, les agents de sécurité qui dirigeaient l’opération rédigeaient un rapport, parfois accompagné de photographies des frères de la forêt tués. Les photos ont été utilisées pour influencer d’autres frères de la forêt ou des personnes qui les soutenaient arrêtés lors des interrogatoires, ainsi que pour identifier les partisans décédés.

Faits intéressants

Les frères de la forêt arrêtés étaient généralement condamnés à 10 ou 25 ans dans un camp de prisonniers du Goulag. Après la mort de Staline en 1953 et la réduction générale des peines, certains frères de la forêt ont été libérés et ils ont pu rentrer chez eux. Tout le monde n’a cependant pas été autorisé à rentrer. Harald Kiviloo (né en 1928), arrêté en 1957, a purgé les 25 ans de sa peine d’emprisonnement. Après sa libération en 1982, il n’a pas été autorisé à vivre en Estonie ; il a déménagé en Lettonie.

Caché pendant 41 ans, Paul Rets (né en 1904) est mort en 1987 dans le village de Lebavere dans la ferme de Minna Kiviking, qui le cachait. En seulement quatre ans, il aurait vu l’indépendance de l’Estonie restaurée.

Le « nationalisme bourgeois »

Après la reconquête de l’Estonie en 1944, le processus de soviétisation entamé en 1940 s’est poursuivi pendant de nombreuses années et s’est heurté à une opposition active et passive. Le « nationalisme bourgeois » est un terme idéologique soviétique péjoratif qui identifiait les citoyens selon leur nationalité et classe sociale. La participation à la vie publique à l’époque de l’indépendance ou pendant l’occupation allemande était également considérée comme du « nationalisme bourgeois » et était, de ce fait, étroitement associée à l’opposition à la soviétisation. Parmi les persécutés figuraient des agriculteurs qui refusaient de rejoindre les fermes collectives ; les fidèles qui célébraient Noël chez eux, car les croyances religieuses n’étaient pas bien accueillies par l’idéologie communiste ; les personnes qui n’avaient pas participé aux élections soviétiques, où un seul candidat, approuvé par le Parti communiste, se présentait pour chaque mandat ; ou ceux qui critiquaient les valeurs soviétiques sur le lieu de travail ou dans des conversations privées. Bien que la rhétorique communiste ait continué à condamner le « nationalisme bourgeois » jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique, ce n’était plus un délit passible d’emprisonnement dans un camp de prisonniers après la mort de Staline. Les personnes accusées de ce délit continuaient néanmoins à avoir de problèmes importants.

Alfred Karindi (1901–1969), Riho Päts (1899–1977) et Tuudur Vettik (1898–1982) étaient des compositeurs estoniens et directeurs artistiques du festival de chant de 1947. Tous les trois ont été arrêtés pour « nationalisme bourgeois » et « flirt avec l’Occident ». Vettik et Päts se sont également vu reprocher d’avoir écrit et publié la chanson des frères de la forêt en 1941, pendant l’occupation allemande. Ils ont été envoyés dans un camp de prisonniers du Goulag, mais libérés après la mort de Staline en 1953.

Brochure de propagande soviétique : Lutte des communistes contre les partis bourgeois-nationalistes en Estonie, 1953.

Affiche de propagande soviétique : « Votez, tous ! Que la terre du kolkhoze prospère ! » Sans date.

Déménagement d’une maison dans le centre du kolkhoze (ferme collective) nommé Molotov dans le comté de Valga, 1951. Les villages traditionnels estoniens sont dispersés, ce qui n’était pas acceptable pour le régime d’occupation soviétique, car cela réduisait le contrôle que l’on pouvait avoir sur les habitants et permettait à ces derniers d’aider plus facilement les frères de la forêt. Les maisons ont été déplacées avec les résidents, sans demander leur permission, si les résidents légaux n’avaient pas déjà été déportés en Sibérie.

Baptême dans l’église de Rapla, 1947.

Noël chez la famille Vilde, 1951

Faits intéressants

Dans leurs slogans, les bolcheviks étaient des partisans de toutes les nations, mais dans la pratique, ils restaient des impérialistes russes et très chauvins. Il était tout à fait habituel que deux Estoniens parlant entre eux reçoivent d’un Russe contournant la réprimande « Govorite po chelovecheski! » (« Parlez une langue humaine ! »), qui contenait l’allusion que les Estoniens étaient des singes. Toute la langue estonienne pouvait être interprétée par les bolcheviks comme un outil du « nationalisme bourgeois », un poison contre lequel « l’internationalisme prolétarien » était l’antidote. L’internationalisme ne pouvait être promu et développé qu’en russe, évidemment. Le russe a été nommé à cette fin « la langue de l’amitié entre les nations ».

Indrek Tarand (né en 1964), ancien membre du Parlement européen, se souvient de son service militaire à Gatchina dans l’oblast de Leningrad, en Russie : « En 1983, douze autres Estoniens et moi avons franchi les portes du bataillon numéro 40304. Les conscrits expérimentés, principalement russes, nous ont accueillis avec la question “D’où venez-vous ?” Nous avons répondu en russe que nous venions d’Estonie. “Ah, les fascistes sont arrivés !”, criaient les Russes. J’ai osé protester et expliquer que nous n’étions pas des fascistes. L’un d’eux est venu me voir et m’a demandé “Comment dit-on « oui » dans votre langue ?”, auquel j’ai répondu en prononçant le “oui” estonien, qui se dit “ja”. Le Russe a souri et dit “Vous voyez, exactement la même chose qu’en allemand. Alors vous êtes définitivement des fascistes ! ” Aucune autre preuve, aucun débat. »

Organisations clandestines de jeunesse

Les autorités soviétiques ont fermé toutes les organisations de jeunesse estoniennes ; la seule organisation autorisée était la Ligue des jeunes communistes et son « petit frère », les Pionniers. Cependant, de jeunes Estoniens ont fondé un certain nombre d’organisations clandestines pour préserver l’identité estonienne et mener des activités antisoviétiques. Ces organisations avaient des noms et des statuts, et les membres devaient prêter serment. Leurs membres ont distribué des tracts antisoviétiques, déchiré ou dégradé des symboles soviétiques, hissé des drapeaux nationaux estoniens qui avaient été interdits dans les lieux publics, collecté et distribué de la littérature interdite, collecté des armes et aidé la résistance armée clandestine (les frères de la forêt). Il y avait des centaines de groupes secrets de jeunesse, la plupart non détectés par les autorités. L’Association estonienne des étudiants combattants pour la liberté a identifié au moins 82 groupes de jeunes antisoviétiques opérant de 1945 à 1954 dont les membres ont été poursuivis en justice ; environ 700 jeunes ont été arrêtés et condamnés aux camps de prisonniers du Goulag. Les activités des organisations clandestines de jeunesse se sont poursuivies même après la mort de Staline en 1953.

Armes et munitions confisquées dans l’appartement de Juhan Kuusk. Juhan Kuusk appartenait à un groupe de jeunes antisoviétiques. Ageeda Paavel et Aili Jürgenson, qui appartenaient à la même association, ont reçu de sa part des explosifs et ont fait sauter un mémorial soviétique aux soldats de l’Armée rouge à Tõnismägi, Tallinn, le 8 mai 1946. Il s’agissait d’une contre-attaque au régime d’occupation qui avait détruit tous les monuments commémoratifs de la Guerre d’indépendance estonienne.

Ageeda Paavel a été condamnée à 10 ans au camp de prisonniers du Goulag et Aili Jürgenson à 8 ans. Juhan Kuusk (né en 1932) a été arrêté en 1946 et 1947 et s’est évadé à deux reprises. Sa recherche dans toute l’Union soviétique a pris fin en 1973. Selon certaines sources, il a été abattu lors de sa deuxième tentative d’évasion dans l’oblast d’Arkhangelsk.

Membres de l’organisation de jeunesse SMV (abréviation des mots désignant les couleurs du drapeau estonien sini-must-valge, bleu-noir-blanc) Ahto Liik (né en 1932) et Päivu Kull (né en 1931), en 1955 dans un camp de prisonniers à Taichet. Ils ont été emprisonnés de 1950 à 1956.

Enn Tarto (1938-2021) dans le camp de prisonniers mordovien en 1958, où il a été détenu de 1956 à 1960 et de 1962 à 1967.

La carte de membre de Valdur Raudvassar (né en 1939) de l’organisation de jeunesse l’Association des Trois Lions (Kolme Lõvi Ühing), années 1950. Raudvassar a été condamné à six ans dans un camp de prisonniers en 1961. Il a purgé sa peine dans la R.S.S.A (République socialiste soviétique autonome) de Mordovie.

Colonne de la jeunesse indépendante libre (Vaba Sõltumatu Noortekolonn) Fanion no 1, 1988. L’organisation a été fondée en 1987 à Võru. Les jeunes ont entretenu les tombes de ceux qui sont tombés pendant la guerre d’indépendance estonienne de 1918 à 1920 (ce qui était mal vu par les autorités), ont protesté contre la conscription de la jeunesse estonienne dans l’armée soviétique, etc. Ain Saar, l’un des fondateurs et dirigeants de l’organisation, a été expulsé du pays par le KGB en 1988. Les citoyens de l’U.R.S.S n’étaient pas autorisés à quitter le « paradis des travailleurs » de leur plein gré. Dans la plupart des cas, les personnes qui avaient attiré l’attention en Occident ont été contraintes d’émigrer. C’était la solution la plus simple pour le KGB de s’en débarrasser. Depuis la déclaration d’Helsinki en 1975, l’Union soviétique a voulu démontrer que le régime respectait les droits de l’homme ; par conséquent, il était incommode pour les autorités d’emprisonner ces personnes. Par exemple, l’écrivain et dissident russe Alexandre Soljenitsyne était suffisamment célèbre pour être expulsé, mais le physicien nucléaire, dissident et lauréat du prix Nobel Andreï Sakharov a été envoyé en exil à Gorky (Nizhny Novgorod), une ville interdite aux étrangers. Il y vécut sous le contrôle de la milice soviétique jusqu’en 1986, date à laquelle Mikhaïl Gorbatchev le libéra.

Forcer quelqu’un à émigrer signifiait aussi la révocation de sa citoyenneté, ce qui était censé être humiliant, mais était vécu comme un soulagement. A contrario, les personnes envoyées dans des camps de prisonniers devaient conserver leur citoyenneté soviétique.

Insigne de l’organisation de jeunesse SMV (Bleu-Noir-Blanc) qui appartenait à Tõnis-Endel Jõgiaasa (né en 1931), arrêté en 1950. Il a été libéré du camp de prisonniers de Norilsk en 1956.

Faits intéressants

L’Union des nationalistes estoniens (Eesti Rahvuslaste Liit) se distingue des autres organisations de jeunesse puisqu’elle a été fondée à la fin des années 1950 par de jeunes Estoniens purgeant des peines dans des camps de prisonniers de la R.S.S.A de Mordovie. Taivo Uibo, Enn Tarto et Erik Udam, dirigeants du syndicat, sont à nouveau arrêtés en raison de ce mouvement clandestin de jeunesse en 1962 et renvoyés au camp de prisonniers. Enn Tarto a été arrêté une troisième fois pour activités antisoviétiques en 1983 et envoyé dans un camp de prisonniers dans l’oblast de Perm, d’où il a été libéré en 1988.

Dissidence

Ici, la « dissidence » fait référence aux mouvements pour les droits de l’homme et les droits civils non officiels en U.R.S.S. Les dissidents ont publiquement exigé que l’U.R.S.S respecte ses propres lois ainsi que les accords internationaux, mettant ainsi au grand jour la résistance au régime communiste. Les dissidents étaient persécutés de plusieurs manières : ils pouvaient être arrêtés, détenus dans des hôpitaux psychiatriques spéciaux, privés d’un travail professionnel (ou de tout travail), retirés de la file d’attente pour un logement, etc. En Union soviétique, il y avait une file d’attente pour tout – logement, numéros de téléphone fixe, voitures, pneus, etc.

Une forme d’activité dissidente était le samizdat, l’impression et la publication clandestine de littérature interdite et de déclarations antisoviétiques. Des magazines clandestins ont été publiés et des lettres publiques et des appels ont été compilés. Les dissidents ont rassemblé des preuves de violations des droits de l’homme et de crimes contre l’humanité en Union soviétique et ont diffusé ces informations dans le monde libre. À partir de là, ce matériel est apparu non seulement dans des programmes radiophoniques en langues d’Europe de l’Est diffusés à ceux qui se trouvaient derrière le rideau de fer, mais aussi dans les médias occidentaux réguliers. C’était l’un des canaux permettant d’obtenir des informations précises sur la vie en Union soviétique.

Ces révélations sur les crimes communistes ont valu aux dissidents d’être condamnés à cinq ans d’emprisonnement en moyenne dans des camps de prisonniers du Goulag ou dans des hôpitaux psychiatriques sans qu’ils aient eu de réels problèmes mentaux, du moins avant qu’ils aient purgé leur peine à ces endroits.

Publication clandestine des Compléments à la diffusion libre des pensées et des informations en Estonie, 1981. Sur la photo, le dissident Jüri Kukk à Paris et sa tombe en Vologda. Le manuscrit du livre a été envoyé en Suède, où le livre a été publié.

6.3. Manifestation pour la libération des dissidents Enn Tarto et Mart Niklus, arrêtés pour activités antisoviétiques, 1988

Mart Niklus (à gauche) lors de la réinhumation de son compagnon de combat et codétenu Jüri Kukk au cimetière de Kursi en Estonie, 1989. Niklus et Kukk ont été tous les deux arrêtés en 1980 pour activités antisoviétiques. Ils ont exigé, entre autres, le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan. Ensemble, ils ont entamé une grève de la faim dans le camp de prisonniers ; suite à quoi Jüri Kukk est décédé en 1981 à l’hôpital de la prison de Vologda. Niklus a été libéré en 1988. De 1958 à 1966, il avait été emprisonné dans une prison de la R.S.S.A de Mordovie pour activités antisoviétiques.

Dissidents Mart Niklus (Estonien) and Andreï Sakharov (Russe), années 1970 ou 1980.  Andreï Sakharov a reçu le prix Nobel de la Paix 1975.

Faits intéressants

En Union soviétique il y avait une censure stricte.  Toutes les machines à écrire ont été enregistrées et un échantillon typographique a été prélevé afin que la machine à écrire spécifique utilisée pour taper n’importe quel texte puisse être identifiée. Mart Laar, nommé Premier ministre de la République d’Estonie en 1992, avait donc fait passer clandestinement sa machine à écrire depuis Pologne dans les années 1980. Elle a été utilisée pour imprimer des textes interdits, y compris la première contribution de Mart Laar au magazine clandestin Compléments. Cette machine à écrire est conservée au musée Vabamu de Tallinn, en Estonie.

Lettres publiques

L’une des formes de résistance dissidente consistait en l’écriture des lettres publiques, dont l’Appel balte de 1979 est l’exemple le plus connu au niveau international. Il s’agissait d’une déclaration conjointe des dissidents baltes au secrétaire général de l’ONU, Kurt Waldheim, aux gouvernements de l’Union soviétique, de l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest, ainsi qu’aux gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni. Il appelait à l’annulation du protocole secret du pacte Molotov-Ribbentrop de 1939, qui plaçait les pays baltes dans la sphère d’influence soviétique, et à la réinstauration de l’indépendance des états baltes. L’appel balte a été signé par 45 dissidents. Les signataires estoniens comprenaient Mart Niklus, Enn Tarto, Erik Udam et Endel Ratas. C’était la première requête politique que les gens signaient de leur nom. Les auteurs ont tous été persécutés en réponse à cela ; toute personne impliquée dans l’écriture ou distribution du document a été punie – s’ils n’ont pas été arrêtés, ils ont perdu leur emploi. Des dissidents déjà connus ont été de nouveau emprisonnés. Par exemple, l’Estonien Mart Niklus a été condamné à dix ans au camp de prisonniers dans lequel il avait déjà passé huit ans.

Des copies du texte ont non seulement été distribuées en Union soviétique, mais également passées en contrebande en Occident, atteignant même le président américain Ronald Reagan. En réponse à l’Appel balte, le Parlement européen a adopté une résolution de soutien aux pays baltes, la première déclaration de ce type par une organisation internationale, le 13 janvier 1983.

Ce sont surtout les dissidents qui ont écrit au Présidium du Soviet suprême de l’U.R.S.S et au gouvernement concernant les violations des droits de l’homme. Néanmoins, des initiatives de ce type étaient également prises dans d’autres milieux.

Le 28 octobre 1980, 40 intellectuels estoniens ont signé une lettre appelant à la préservation de la langue et de la culture estoniennes et à la fin de la russification. La « Lettre des 40 » était adressée aux rédacteurs en chef des journaux soviétiques Pravda (La Vérité), Rahva Hääl (La Voix du peuple) et Sovetskaya Estonia (L’Estonie soviétique). Le KGB a tenté d’influencer les signataires (par le biais d’une « police prophylactique ») pour qu’ils retirent leurs signatures, mais la majorité ne l’a pas fait. L’une des signataires, Marju Lauristin (née en 1940), ministre des Affaires sociales de la République d’Estonie restaurée (1992-1994) et professeur à l’Université de Tartu, a déclaré plus tard : « La Lettre des 40 était importante également parce que c’était la première fois dans le système et les circonstances soviétiques que les Estoniens pouvaient s’exprimer en si grand nombre.  On peut même comparer son effet à celui des réseaux sociaux aujourd’hui, car la lettre s’est répandue parmi des amis et des connaissances, et il est devenu impossible de comptabiliser le nombre d’exemplaires distribués à travers l’Estonie ».

La Lettre des 40 a été publiée pour la première fois en Suède dans le journal estonien Estniska Dagbladet (« Quotidien estonien ») le 10 décembre 1980. Aucune publication soviétique ne l’a jamais publiée ni commentée, mais des exemplaires en ont été largement distribués en privé.

Une photographie d’un exemplaire de la Lettre de 40 dactylographiée, montrant les traces noires de papier carbone.

L’un des signataires de la Lettre des 40, Andres Tarand, futur Premier ministre de la République d’Estonie réinstaurée en 1994-1995. C’est aussi lui qui a posté la lettre à 8h15 le 4 novembre 1980. En 1980, Andres Tarand était le directeur de recherche du Jardin botanique de Tallinn, et la lettre a été dactylographiée dans son bureau. Le Jardin botanique était situé dans une ancienne ferme du Président estonien (1938-1940) Konstantin Päts ; le bureau de Tarand se trouvait dans la cuisine de la ferme. Le président Päts a été arrêté en 1940 et il est mort en 1952 dans un hôpital psychiatrique en Russie.  Forcer les gens à entrer dans des hôpitaux psychiatriques était l’une des méthodes répressives de l’Union soviétique contre ses ennemis politiques.

L’écrivain estonien Jaan Kaplinski, auteur de la première ébauche de la Lettre des 40, 1989.

Faits intéressants

Toomas Kiho (né en 1963), rédacteur en chef de la revue universitaire estonienne Akadeemia (l’Académie), alors lycéen, se souvient : « J’ai reçu une copie de la fameuse lettre de mon camarade de classe Toomas Tõldsepp. C’était top secret, bien évidemment. J’en ai retapé plusieurs exemplaires chez moi, les mains tremblantes, directement sur du papier carbone. Ensuite, plein d’anxiété, j’ai soigneusement jeté les feuilles de papier carbone usagées dans la grande poubelle commune devant la maison, pour effacer toute trace de mon acte antisoviétique. J’ai poussé un soupir de soulagement quand j’ai vu le camion à ordures emporter le conteneur assez rapidement… ».

Un état d’esprit général de désapprobation après la mort de Staline

En plus des formes actives et passives de résistance, il existait aussi d’autres formes de désobéissance que l’on ne peut strictement qualifier de résistance. Parallèlement au déclin économique de l’U.R.S.S, une attitude négative ou indifférente générale à l’égard de la domination étrangère a également détérioré l’autorité du régime soviétique. Cette attitude pouvait se traduire par l’adhésion aux « atavismes bourgeois » tels que l’observation des coutumes de l’église, la satire au regard des autorités d’occupation dans des blagues et le contournement de la censure dans la presse et les travaux créatifs au moyen des messages cachés dans un texte apparemment favorable aux Soviétiques, par exemple ; ou par « l’adulation de la culture occidentale dégénérée » à travers une adhésion à la culture matérielle venant de l’extérieur de l’U.R.S.S. Le port de jeans, les cheveux longs chez les hommes, le mouvement hippie et, plus tard, le mouvement punk en étaient des manifestations. La télévision finlandaise pouvait être reçue à Tallinn et dans le nord de l’Estonie en raison de la courte distance (environ 82 km à vol d’oiseau) avec Helsinki, en Finlande ; c’est pour cette raison que des antennes artisanales ont été installées sur les fenêtres et les toits, et des récepteurs spéciaux appelés « blocs finlandais » sur les téléviseurs, car le système de transmission du signal de l’U.R.S.S différait de celui utilisé en Finlande. Le parti a condamné le fait de regarder la télévision finlandaise, mais, au fil du temps, a fermé les yeux sur cette pratique.

La sous-culture punk affronte, par définition, les normes sociales, l’autorité et la culture dominante ; la cible principale des punks estoniens était donc tout naturellement l’ordre soviétique. La révolte des jeunes s’est manifestée à travers le port des vêtements provocateurs, l’adoption des comportements choquants, l’appartenance aux groupes punk, la participation aux agitations lors de concerts, l’écriture de la poésie et de slogans dans des lieux publics. Sur la photo, des membres bien connus de la sous-culture punk estonienne en 1982, dont Villu Tamme, Urmas Tunderberg, Ivo Uukkivi alias Monk, Peeter Sepping et Anti Nõmmsalu alias Anti Pathique. Sur la veste de Villu Tamme on peut lire : « C’est de la merde ».

L’historien Indrek Paavle (1970-2015) avec sa famille en 1988, lors de sa remise des diplômes du lycée n° 36 de Tallinn. Indrek tient le drapeau national de l’Estonie – toute la classe avait accepté à l’unanimité de l’apporter à la cérémonie de remise des diplômes. Le principal avait été surpris de voir le drapeau, bien que les couleurs nationales aient déjà été déployées ce printemps-là dans le cadre d’une initiative publique, mais la chose était faite, il n’y pouvait plus rien. L’arrière-grand-père d’Indrek avait acheté ce drapeau à la fin des années 1930 ; il avait été amené à plusieurs événements patriotiques. La famille a caché le drapeau aux autorités soviétiques dans une commode ; il a maintenant une place d’honneur chez les Paavle.

Une forme de résistance passive était la préservation d’objets symboliques liés à la République d’Estonie. Si on était pris en possession de tels objets, on pouvait s’attendre à un harcèlement de la part des autorités ou à des conséquences plus graves. En 2004, un drapeau national estonien a été retrouvé caché à l’intérieur de l’orgue de l’église Saint-Olaf à Tallinn. Le drapeau était enveloppé dans des numéros des journaux Sovetskaya Estonia (Estonie soviétique, 14 avril 1946) et Rahva Hääl (La Voix du peuple, 11 août 1962).

Le journaliste Juku-Kalle Raid (né en 1974) en 1989, à l’âge de 14 ans. Alors que les études militaires étaient incluses dans le programme scolaire et que le militarisme était toujours mis en avant, les jeunes se délectaient à le ridiculiser aux côtés d’autres aspects de la culture soviétique. Pour se faire, ils se présentaient comme des héros de l’Union soviétique, et portaient des médailles soviétiques dégradées. Juku-Kalle porte une médaille dessinée sur laquelle on peut lire « guerre », avec une note supplémentaire « pistolet autour du cou ». Les jeunes hommes portaient leurs cheveux longs comme une expression de résistance passive, car une telle apparence était considérée comme inappropriée pour la « jeunesse soviétique » et désapprouvée dans les écoles.

Faits intéressants

En 1978, Linnar Priimägi (né en 1954) et Ants Juske (1956-2016) écrivirent un essai intitulé « L’automne de Tartu ». Il a été distribué de main en main, sous forme de samizdat (littérature clandestine), lu à voix haute à la radio Free Europe dans une émission en langue estonienne et publié en 1982 dans le Mana, un magazine destiné aux réfugiés estoniens à l’étranger. L’essai décrit les relations et l’expression de soi des générations d’après-guerre : « Sur le plan administratif, nous faisons tout ce qui est nécessaire, autant que nécessaire pour rester à flot, et le moins possible pour être libre.  […] D’autres jeunes émergent à nos côtés. Nous n’avons pas d’argent, eux, en ont. […] Contrairement à notre idéal, le leur est évident. La jeunesse des années 1960 portait une mentalité, nous portons l’indifférence, eux, portent des jeans. Les jeunes des années 1960 allaient se débattre, nous, nous allons juste nous traîner, eux, vont aux puces et aux discothèques. Les deux auteurs ont eu des ennuis avec les autorités ; Juske a été contraint de quitter « de son plein gré » les cours  de master de l’Université de Tartu.

L’ERSP et le MRP-AEG

Le Parti de l’indépendance nationale d’Estonie (ERSP), la première association politique non communiste de la R.S.S d’Estonie, a été fondé le 20 août 1988. Le précurseur de l’ERSP était le Groupe estonien de divulgation du pacte Molotov-Ribbentrop (MRP-AEG), qui a organisé une manifestation au Parc aux cerfs (Hirvepark) de Tallinn le 23 août 1987 appelant à la divulgation du protocole secret du pacte Molotov-Ribbentrop qui plaçait les pays baltes dans la sphère d’influence soviétique. Lors de la fondation de l’ERSP à Pilistvere, les anciens prisonniers politiques Mati Kiirend, Lagle Parek, Erik Udam, Eve Pärnaste et Vello Salum ont été élus au conseil d’administration du parti. L’objectif du parti était de réinstaurer l’indépendance de l’Estonie occupée et annexée. Après le retour à l’indépendance de la République d’Estonie en 1992, l’ERSP remporte 10 sièges et rejoint la coalition gouvernementale.

On estime à 5 000 le nombre de personnes présentes au rassemblement du Parc aux cerfs (Hirvepark) le 23 août 1987. Le nombre est remarquable, car selon le recensement de 1989, il y avait moins de 500 000 habitants à Tallinn et des manifestations comme celle-ci avaient déjà coûté la liberté à de nombreuses personnes.

Des manifestants au Parc aux cerfs (Hirvepark) se rassemblent avec le slogan « Nous commémorons les victimes du stalinisme et du fascisme », 23 août 1987.

Participants au service funèbre de l’ancien prisonnier politique Erik Udam (1938–1990), vice-président du Parti de l’indépendance nationale d’Estonie (ERSP), avec des drapeaux nationaux à l’église Kaarli de Tallinn le 11 février 1990.

Conseil d’administration du Parti de l’indépendance nationale estonienne avec le président Lagle Parek au milieu, 1990.

Manifestation avec le drapeau du Parti de l’indépendance nationale d’Estonie (ERSP) pour protester contre les activités du KGB en Estonie, 1990. À droite : Lagle Parek, ancien prisonnier politique, président de l’ERSP puis ministre estonien de l’Intérieur de 1992 à 1993.

Faits intéressants

Kristina Märtin (née en 1973), membre de l’ERSP, était la secrétaire adjointe du bureau de l’ERSP lorsque la constitution estonienne a été rédigée : « Mon rôle était de vider les cendriers, de faire du café ou du thé et de couper le gâteau. À une occasion, j’ai posé le sachet de thé sur le bord de la soucoupe, j’ai versé de l’eau chaude dans la tasse, puis je l’ai apportée à Vardo Rumessen (1942-2015), membre de l’Assemblée constituante. Vardo était tellement absorbé par son travail qu’il n’a pas regardé la tasse et a simplement tendu la main et a commencé à boire. Je me suis figée d’horreur, mais n’osais rien dire. Ce n’était pas nécessaire – Vardo buvait joyeusement de l’eau bouillie. La constitution a vraiment été un dur labeur !

La révolution chantante

Les festivals de chant nocturnes ont commencé spontanément lors des Journées du vieux Tallinn en 1987. Ces événements sont devenus très populaires chez les jeunes, les unissant symboliquement pendant la période des manifestations nationales de masse de l’Estonie des années 1988 à 1991.

En 1988, le Front populaire d’Estonie fut fondé. Cette organisation appelait à la démocratisation de la société, à une large autonomie au sein de l’U.R.S.S et, à partir de 1989, à l’indépendance nationale. Le 11 septembre 1988, environ 300 000 personnes se rassemblèrent afin d’assister au festival de chant baptisé « chant de l’Estonie », créé par le Front populaire. En août 1989, à l’occasion du 50e anniversaire du pacte Molotov-Ribbentrop, le Front populaire, en collaboration avec le Conseil baltique et les organisations lettone et lituanienne Tautas Fronte (Front populaire de Lettonie) et Sąjūdis (Mouvement réformateur de Lituanie), organisa la Voie balte. Il s’agissait d’une chaîne humaine continue qui s’étendait sur 687 kilomètres à travers les pays baltes, de Tallinn, en Estonie, à Vilnius, en Lituanie. Près de deux millions de personnes ont ainsi manifesté leur désir de liberté. L’attention internationale accordée à la Voie balte a joué un rôle majeur dans le processus menant à l’annulation du Pacte Molotov-Ribbentrop et de son protocole secret au Congrès des députés du peuple d’Union soviétique en décembre 1989. En 2009, l’UNESCO a reconnu la Voie balte comme un phénomène de résistance non-violente et les documents concernant l’initiative ont été inscrits au registre international « Mémoire du monde » de l’UNESCO.

Les dirigeants du Front populaire Rein Veidemann et Edgar Savisaar, et le membre du conseil Siim Kallas au festival « chant de l’Estonie », 1988.

L’artiste Heinz Valk au festival « chant de l’Estonie » le 11 septembre 1988. Son discours contenait l’expression qui est devenue un slogan de la révolution chantante : « Un jour nous vaincrons, quoiqu’il advienne ! »

Vue depuis la scène du festival « chant de l’Estonie » organisé par le Front populaire, 1988.

Le début de la Voie balte au pied de la tour Grand Hermann (Pikk Hermann) à Tallinn, Estonie. Les membres de l’Institut de langue et de littérature de l’Académie des sciences et de l’Institut d’histoire se trouvent au début de la chaîne. Le drapeau est tenu par le linguiste Madis Norvik. Le Grand Hermann est situé à côté du Parlement estonien et le drapeau au sommet de la tour constitue l’un des symboles du gouvernement au pouvoir.

Participants à la Voie balte, 1989.

Participants à la Voie balte. Une pancarte est dessinée par Jaan Lehtaru, membre du groupe de la Brigade de construction des étudiants estoniens (Eesti Üliõpilaste Ehitusmalev, EÜE) de Sinejärve ; à droite, un autre membre du groupe Neeme Reimets tient une autre pancarte, 1989.

Participants à la Voie balte, 1989.

Faits intéressants

Mart Tarmak (né en 1955) a été l’une des personnes à qui on doit l’idée de la Voie balte. L’inspiration pour former une chaîne humaine lui est venue lors des talgud (journées solidaires de travail pour une bonne cause, répandues en Estonie) en été 1988. À l’invitation du Front populaire, des milliers de bénévoles ont creusé un fossé pour les câbles électriques pour la Bibliothèque nationale d’Estonie en une journée, ce dont les constructeurs et les sous-traitants avaient été incapables durant des mois. Les premières propositions concernant la chaîne humaine prévoyaient qu’elle s’étende de Tallinn à l’est jusqu’à Narva. Parallèlement, l’idée d’une manifestation publique collective a germé en Lituanie. L’une des premières idées était d’utiliser une chaîne humaine pour former les lettres M, R et P, et que chacun des pays balte en forme une.

Déclaration d’indépendance du 20 août 1991

En mars 1990, le Soviet suprême de la République socialiste soviétique d’Estonie (nom que le régime d’occupation soviétique a donné à l’Estonie), a déclaré que l’autorité de l’Union soviétique en Estonie était illégale depuis la création de la R.S.S d’Estonie et a annoncé le rétablissement de la République d’Estonie, ce qui fut fait en mai. Cependant, les dirigeants de l’Union des républiques socialistes soviétiques (U.R.S.S) ont continué à considérer l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie comme des républiques soviétiques subordonnées à Moscou. En janvier 1990, les forces spéciales soviétiques ont tenté d’occuper des centres de médias et de communication contrôlés par les forces nationales à Vilnius, en Lituanie et à Riga, en Lettonie, tuant une douzaine de personnes. L’Estonie a eu la chance d’échapper à un tel bain de sang. Le 13 janvier, Boris Eltsine, président du Soviet suprême de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, est arrivé à Tallinn, où lui et les dirigeants de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie ont signé une déclaration commune reconnaissant la souveraineté nationale de l’autre. Les communistes pro-impérialistes ont fait une dernière tentative pour restaurer le monopole du Parti communiste sur le pouvoir et réprimer les aspirations à l’indépendance des républiques. Le 18 août 1991, ils renversent Mikhaïl Gorbatchev (secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique) et déclarent l’état d’urgence. Deux jours plus tard, le 20 août, le Conseil suprême estonien a adopté une résolution sur l’indépendance de l’Estonie, rétablissant ainsi la République d’Estonie, qui avait été fondée en 1918 et occupée par l’U.R.S.S en 1940. Le 21 août, le coup d’État avait échoué ; ce qui suivit fut l’éclatement définitif de l’U.R.S.S en décembre 1991.

Référendum sur l’indépendance nationale et la souveraineté de la République d’Estonie, bureau de vote d’Õismäe, 3 mars 1991.

Rencontre entre les délégations du Conseil suprême de la République d’Estonie et de l’Union soviétique sur la question de l’indépendance de l’Estonie. Marju Lauristin, déléguée du Conseil suprême estonien, à gauche, le 15 avril 1991.

Session du Conseil suprême de la République d’Estonie du 20 août 1991.

Soldats soviétiques en route pour Tallinn, 1991

Après l’attaque de l’armée soviétique à Vilnius, des barricades ont été érigées pour protéger le château de Toompea (siège du Conseil suprême estonien, futur Parlement d’Estonie), 1991.

Faits intéressants

L’entrepreneur Tiit Pruuli (né en 1965) : « En août 1991, j’ai travaillé au ministère des Affaires étrangères en tant qu’attaché de presse de Lennart Meri. Le ministère des Affaires étrangères était situé dans l’aile droite du château de Toompea qui abrite le Parlement d’Estonie.

« Le premier matin du coup d’État, je me suis rendu au travail depuis [le quartier résidentiel de] Lasnamäe dans la nouvelle Lada (marque de voiture soviétique) rouge de ma mère. J’ai garé la voiture devant le château. Une heure plus tard, le commandant du château m’a trouvé et m’a dit : « Sortez votre belle voiture d’ici, ou il n’en restera peut-être plus grand-chose. » De gros blocs de pierre ont été emmenés à Toompea comme barricades. Et des hommes armés de mitrailleuses sont apparus dans nos couloirs.

« Pendant le déjeuner, j’ai apporté l’un des deux téléphones portables du ministère à Lasnamäe. Nous avons envoyé des messages à nos amis du monde entier disant que si d’autres canaux ne fonctionnaient plus, ils pourraient utiliser ce numéro pour rester en contact. Cet appartement de la rue Läänemere aurait pu devenir le dernier bureau du ministère des Affaires étrangères. »

Résistance en exil - Missions étrangères

Lorsque l’Union soviétique a occupé la République d’Estonie, les diplomates estoniens ont décidé de poursuivre leur travail à l’étranger, même si l’Union soviétique a menacé de tirer sur tous les diplomates estoniens qui refusaient de retourner dans leur pays d’origine dans les 24 heures. Le travail des diplomates a contribué à faire en sorte que les pays occidentaux ne reconnaissent pas l’occupation et l’annexion des états baltes. La politique de non-reconnaissance a duré de 1940 à 1991. Les États-Unis, le Vatican et l’Irlande l’ont maintenue de la manière la plus constante et n’ont jamais reconnu de jure ou de facto l’occupation soviétique de l’Estonie, de la Lettonie ou de la Lituanie. De toutes les missions étrangères estoniennes, le consulat général à New York, avec le consul général Ernst Jaakson (1905–1998) agissant comme ambassadeur, a réussi à durer pendant toute la période d’occupation (1940–1991). Jaakson est devenu le symbole de la continuité juridique de la République d’Estonie. La consulat estonien de New York était un petit morceau d’Estonie libre, arborant le drapeau estonien bleu, noir et blanc, appliquant les lois pré-occupation et délivrant quelque 20 000 passeports estoniens – les passeports « Jaakson » – qui étaient reconnus comme documents de voyage par de nombreux pays.

Passeport « Jaakson » de l’ancien prisonnier politique Heiki Ahonen, 1988.

Page d’un bloc-notes contenant un message de l’ambassadeur par intérim Ernst Jaakson, envoyée au destinataire avec le passeport de la République d’Estonie délivré au consulat de New York (passeport « Jaakson »), 1989. Jaakson a écrit : « Vous trouverez ci-joint 20 dollars américains que je vous en envoie en guise d’argent de poche. »

Ernst Jaakson. 1971.

Faits intéressants

Sur le mur du hall du ministère des Affaires étrangères de la République d’Estonie à Tallinn, il y a une plaque commémorative avec 231 noms. Il s’agit des employés du ministère des Affaires étrangères de la République d’Estonie qui, pendant l’occupation soviétique (1940-1941, 1944-1991) ou allemande (1941-1944), ont été exécutés, arrêtés, déportés, se sont suicidés pour éviter les persécutions, ou ont été contraints de rester en exil pour survivre.

Resistance in exile - Manifestations et mémoires juridiques

Les Estoniens qui ont fui l’occupation de leur patrie ont joué un rôle majeur dans le maintien de l’identité estonienne et dans la communication au monde de ce qui se passait en Estonie occupée. Les plus grandes communautés estoniennes se trouvaient en Suède, aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne et en Australie. Outre le maintien du gouvernement en exil, des missions étrangères et la distribution de documents reçus de dissidents, les Estoniens en exil écrivirent des lettres publiques aux gouvernements étrangers et aux organisations de défense des droits de l’homme – avant tout, à l’Organisation des Nations unies (ONU) – et ont organisé des manifestations appelant à la libération de l’Estonie.  Les rassemblements les plus importants pour les Estoniens exilés étaient les ESTO – Journées culturelles estoniennes, organisées tous les quatre ans. Organisées pour la première fois en 1972 à Toronto, les ESTO comprenaient de nombreux événements culturels et de rassemblements d’organisations estoniennes du monde entier.  Ces journées avaient le rôle politique de communiquer au monde sur l’Estonie occupée, mais elles étaient aussi une occasion d’interaction entre les participants. La tradition des ESTO s’est poursuivie même après le rétablissement de l’indépendance de l’Estonie. Les dernières journées ESTO ont eu lieu en juin et juillet 2019 à Helsinki, en Finlande, et à Tallinn et Tartu, en Estonie.

Les journées ESTO à Toronto, 1972.

Les journées ESTO à Stockholm, 1980. Défilé pour la liberté.

Conseil d’administration du Centre estonien d’assistance aux combattants de la liberté emprisonnés, 1988. L’organisation a été fondée à Stockholm en 1978 sous la direction d’Ants Kippar (première rangée, deuxième à partir de la gauche). Au départ, l’activité principale de l’association était le soutien aux familles des dissidents emprisonnés. Ses membres ont également compilé des listes de dissidents détenus dans des camps et des hôpitaux psychiatriques et ont informé les organisations occidentales de la situation en Estonie.

Vernissage de l’exposition sur la guerre d’indépendance estonienne au Stockholm Concert Hall, le 24 février 1980.

Estoniens manifestant devant l’ambassade soviétique à Stockholm le 23 août 1988.

Faits intéressants

L’écrivain et docteur en médecine Enn Nõu (né en 1933), qui s’est enfui avec ses parents en Suède en 1944, se souvient : « Avec Helga [sa femme, l’écrivaine Helga Nõu, n. 1934] nous avons participé à un événement organisé par le Comité de juin le 14 juin 1964 au centre culturel d’Uppsala.  Coiffés de chapeaux d’étudiants blancs, nous y avons marché en cortège. Des communistes locaux attendaient à la porte en distribuant des contre-tracts. Le Comité de juin a été organisé pour protester contre la visite de Nikita Khrouchtchev en Suède. Un porcelet vivant, symbolisant Khrouchtchev, avait été relâché en signe de protestation près du château royal de Stockholm et finalement capturé par la police suédoise.

Resistance in exile - Les stations radio

En Union soviétique, la diffusion d’informations non censurées vers et depuis le pays a été empêchée par tous les moyens. Les stations de radio étrangères, en particulier Voice of America, Radio Free Europe et Radio Liberty, étaient problématiques aux yeux des autorités soviétiques. Voice of America, opérant depuis 1942, est une radio internationale financée par le gouvernement américain. Radio Free Europe et Radio Liberty ont été créées au début de la guerre froide et financées par le Congrès américain. Radio Free Europe ciblait les pays socialistes d’Europe de l’Est, tandis que Radio Liberty se concentrait sur l’Union soviétique. Les deux stations ont partagé des informations du monde libre avec des pays qui n’avaient pas la liberté d’expression. Voice of America émettait régulièrement en estonien depuis 1951. Les deux autres stations de radio ont commencé à émettre en estonien après leur fusion en 1975. Les stations de radio occidentales ont été écoutées malgré les brouilleurs et les interdictions soviétiques, car elles étaient pratiquement la seule source d’information non censurée.

Albert Kiriling (né en 1910) et Osvald Pindmaa (né en 1925), frères de la forêt de la région de Räpina, écoutant la Voice of America dans l’arrière-salle de la ferme Ootsi, sans date. Les hommes se sont cachés dans un bunker situé dans la ferme. Après la mort de Staline, ils ont obtenu un statut légal et ont travaillé comme chauffeurs.

Peinture de Kaja Kärner En écoutant Voice of America, 1959.

Toomas Hendrik Ilves, président de la République d’Estonie 2006-2016, quand il était journaliste et directeur du département estonien de Radio Free Europe, 1990.

Jaan Kitzberg (1904-1988), directeur des programmes en estonien de Voice of America.

Faits intéressants

En 1953, l’U.R.S.S a dépensé 70 millions de dollars américains pour développer la technologie permettant de brouiller les stations de radio occidentales et 17 millions de dollars américains pour exploiter la technologie. En comparaison, le budget total des États-Unis pour les stations de radio antisoviétiques n’était que de 22 millions de dollars. Il y avait environ 2 500 à 3 000 stations de brouillage en Union soviétique et en Europe de l’Est sous contrôle soviétique. Les gens écoutaient les stations malgré les sifflements et les crépitements causés par les brouilleurs, car ils ne pouvaient pas obtenir d’informations non censurées ailleurs.

Le 23 août 1987, une manifestation a eu lieu au Parc aux cerfs (Hirvepark) à Tallinn, en Estonie, condamnant les crimes du stalinisme et du fascisme. Les autorités locales ont autorisé le rassemblement, mais n’ont pas autorisé la diffusion d’informations à ce sujet.  Paradoxalement, l’invitation à se rassembler pour la manifestation se répandit via les radios étrangères et des milliers de personnes se sont réunies.

Les Estoniens et la résistance au régime soviétique au Canada*

* L’affiche sur la résistance au régime soviétique au Canada a été préparée en collaboration avec la communauté estonienne au Canada dans le cadre de l’ouverture de l’exposition à Toronto.

Lors de la Deuxième Guerre mondiale, on estime qu’environ 80 000 personnes ont quitté l’Estonie à cause de la terreur soviétique. La plupart d’entre eux étaient des civils.

Le pic de l’exode eut lieu en 1944, après la réinstauration de l’occupation soviétique. Bien que les gens aient fui en espérant rentrer rapidement chez eux, la plupart des réfugiés ne voient plus jamais leur patrie. Beaucoup n’ont même jamais vu la liberté qu’ils recherchaient en exil, car, en plus du tribut prélevé par les tempêtes automnales de la mer Baltique, les sous-marins soviétiques ont également réclamé leur part de sang. On estime que 6 à 9 % des réfugiés sont morts pendant le voyage.

Environ 14 000 réfugiés estoniens de la Seconde Guerre mondiale sont arrivés au Canada.

La majorité d’entre eux ne parlait pas les langues locales, ce qui ne leur a pas laissé beaucoup de choix pour trouver un premier emploi ni de chance pour obtenir un avis favorable à la demande d’immigration.

Le niveau d’éducation relativement élevé des réfugiés leur a cependant permis d’améliorer leurs conditions de vie graduellement et de s’adapter au mieux à la vie canadienne tout en maintenant leur identité estonienne. Afin de préserver leur langue, leur culture et leurs traditions, et pouvoir rejoindre la lutte pour la restauration de l’indépendance de la nation, ils se sont rassemblés en sociétés estoniennes locales.

En 1949, lorsqu’une quinzaine de ces sociétés existait déjà, La Fédération estonienne de Canada (Eestlaste Liit Kanadas) est créée. Le Conseil central d’Estonie (Eestlaste Kesknõukogu Kanadas), une organisation au sein de cette association, a été établi en 1951 avec comme objectif d’attirer l’attention internationale sur l’occupation soviétique de l’Estonie ainsi que sur les crimes contre l’humanité et sur les violations des droits de l’homme commis par le régime au pouvoir.

Le but du Conseil était d’assurer l’unité des Estoniens dispersés pendant les efforts de restauration de la République d’Estonie, et aujourd’hui, le maintien de celle-ci. Cette démarche a été facilitée par la position de soutien du gouvernement canadien qui, malgré la pression de l’Union soviétique, n’a jamais reconnu le régime occupant dans les pays baltes. La légitimité de la République d’Estonie a été reconnue publiquement en 1984 lorsque le Premier ministre canadien, Brian Mulroney, a fait une apparition lors des Journées mondiales de la culture estonienne (Ülemaailsed eesti kultuuripäevad, ESTO). Le 26 août 199, son gouvernement est également le premier parmi les pouvoirs mondiaux à reconnaître la réinstauration de l’indépendance de l’Estonie.

En 2000, on compte environ 28 000 Estoniens vivant au Canada, la plupart d’entre eux étant des réfugiés de guerre et leurs descendants. Ils ont tous un rôle à jouer dans la restauration et le maintien de l’identité estonienne à la fois au Canada et en Estonie.

La Maison estonienne (Estonian House) de Toronto. Le consulat a ouvert ses portes ici en 1951 et continue ses activités dans ce même bâtiment encore aujourd’hui.

En 1951, le consulat de la République d’Estonie a ouvert ses portes à Toronto où, avec l’accord du gouvernement canadien, le consul général estonien aux États-Unis, Johannes Kaiv, a nommé Hans Johannes Ernst Markus (1884-1969) comme premier consul. L’ouverture d’un consulat pendant l’occupation de l’état par une dictature est un acte de protestation politique et un geste dont on peut difficilement exagérer l’importance. Pendant longtemps, le consulat de Markus n’a pas été pleinement reconnu, bien qu’il ait eu le pouvoir de délivrer des passeports de la République d’Estonie. À partir du 17 août 1962, cependant, Markus a été officiellement reconnu comme consul d’Estonie et son nom est cité dans les numéros de Canadian Representatives Abroad and Representatives of Other Countries in Canada. Le consul et le consulat ont fourni au gouvernement canadien des informations objectives sur la situation en Estonie, sur les violations des droits de l’homme commises par le régime d’occupation soviétique et sur les efforts des Estoniens pour recouvrer leur liberté.

Le consul Markus prononçant un discours lors de son 85e anniversaire à la Maison estonienne (Estonian House) de Toronto en 1969.

En 1952, la première Association estonienne des combattants de la liberté (Eesti Võitlejate Ühing) au Canada a été fondée à Montréal ; qui, avec des organisations similaires dans d’autres villes canadiennes, a formé la Légion mondiale de la libération estonienne au Canada (Eesti Vabadusvõitlejate Liit Kanadas). Ce dernier a été rejoint par les Vétérans estoniens de la guerre finlandaise (Soomepoiste Klubi), l’Association des recrues de l’armée de l’air (Lennuväepoiste Klubi) et l’Association des officiers estoniens (Eesti Ohvitseride Kogu Kanadas). Outre l’organisation d’exercices et de concours de tir, la légion a également participé à des manifestations antisoviétiques, rédigeant des lettres de protestation, publiant des brochures, etc. Chaque année, une réunion solennelle était organisée pour marquer le début de la guerre d’indépendance. En 1975, il y avait plus de cinq cents anciens soldats estoniens dans cette association au Canada. Après le rétablissement de l’indépendance de l’Estonie, l’association réorganise ses activités pour apporter un soutien moral et économique à la Ligue de défense estonienne (Kaitseliit), dont l’importance est difficile à surestimer compte tenu des réserves éparses de l’époque.

l’Association estonienne des combattants de la liberté au Canada en 1974.

Dans la première rangée (de gauche à droite) : B. Rahe, L. Mesina, A. Remmelkoor, R. Viksten, K. Steinberg, G. Juuse, G. Soans.

Dans la deuxième rangée (de gauche à droite) : H, Riga, H. Meret, E. Mägi, L. Pikkov, J. Prii, G. Tirman, H. Kivi.

Dans la troisième rangée (de gauche à droite) : F. Tamm, G. Mitt, R. Edari, L. Vesk, O. Lainurm, B. Randalov, A. Jaagumagi, H. Kesker.

l’Association estonienne des combattants de la liberté hissant le drapeau au service mémorial pour les déportés à Toronto, 1985. Le drapeau est tenu par le majeur Ülo Tamre, le fondateur du Fonds de Soutien pour la Ligue de défense estonienne à l’international.

IXe Soirée balte sur la Colline du Parlement à Ottawa, 1981.

En 1949, la Fédération balte a été fondée au Canada pour promouvoir la coopération entre l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. En collaboration avec le Conseil central estonien au Canada, la fédération a organisé plusieurs mémorandums et manifestations contre l’occupation soviétique des pays baltes, et à partir de 1973, une série de discussions politiques connues sous le nom de Baltic Evenings (soirées baltes) ont eu lieu au Parlement canadien à Ottawa. Chaque soirée balte réunissait des membres du Parlement canadien, des ministres et parfois le Premier ministre sortant. Ces rassemblements ont contribué à la reconnaissance précoce de la réinstauration de la République d’Estonie par les autorités canadiennes le 26 août 1991, six jours après sa proclamation à Tallinn.

 

Faits intéressants

Canado-Estonienne Siiri (Oder) Aulik (née en 1967) est retournée à ses sources en Estonie alors que les Estoniens luttaient encore pour restaurer leur indépendance. Elle se souvient : « Pendant la tentative de coup d’État soviétique, nous travaillions tous jour et nuit au ministère des Affaires étrangères à Toompea, siège du parlement et du gouvernement. Des rochers géants bloquaient les routes et les fenêtres des étages supérieurs avaient été barrées au cas où des parachutistes atterriraient sur le toit. Les chars soviétiques étaient entrés dans Tallinn, il y avait donc des gardes armés de kalachnikovs dans les couloirs. Dans la nuit du 20 août, ils m’ont demandé de ne pas partir, car le parlement était sur le point d’adopter une résolution audacieuse confirmant l’indépendance de facto de l’Estonie, et il fallait la traduire en anglais pour la faxer au monde dès que possible. J’étais à la fois ravie et terrifiée par ce que cela pouvait signifier. Consciente de l’énorme responsabilité que représentait la mise au point du langage juridique et diplomatique, j’ai appelé mon amie australo-estonienne Tiia Raudma pour qu’elle vienne m’aider et, avec nos collègues locaux, nous avons soigneusement pesé chaque mot et chaque phrase de La Résolution de la Cour suprême de la République d’Estonie sur l’indépendance nationale de l’Estonie (The Republic of Estonia Supreme Council Resolution on the National Independence of Estonia).

L'EXPOSITION A ÉTÉ ÉLABORÉE PAR :

L’Institut de la mémoire patrimoniale estonienne

Conservatrice : Eli Pilve

Élaborée par : Eli Pilve, Peeter Kaasik, Toomas Hiio, Martin Andreller

Éditée par : Toomas Hiio, Laas Leivat

Traduction : Refiner Translations OÜ, Elmar Gams, Marju Meschin, Luisa Tõlkebüroo OÜ, Maria Rist

Relecture : Elmar Gams, Marju Meschin, Maria Rist, Ross Seymour

Directrice artistique : Anni Vakkum

Photos:

Musée de l’Histoire estonienne

Musée National estonien

Musée estonien du Canada

Musée d’Art de Tartu

Musée de la Ville de Tartu

Musée Vabamu des Occupations et de la Liberté

Les Archives nationales d’Estonie

L’Association des Estoniens en Suède

Toomas Kiho

Mart Meri

Enn Nõu

Silja Paavle

Verner Puhm

Juku-Kalle Raid

Arno Saar

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